lundi, décembre 26, 2005

Henri Michaux : (extrait) « Le sportif au lit » in La Nuit Remue

Qui, me connaissant, croirait que j’aime la foule? C’est pourtant vrai que mon désir secret semble d’être entouré. La nuit venue, ma chambre silencieuse se remplit de monde et de bruits; les corridors de l’hôtel paisible s’emplissent de groupes qui se croisent et se coudoient, les escaliers encombrés ne suffisent plus; l’ascenseur à la descente comme à la montée est toujours plein. Le boulevard Edgar-Quinet, une cohue jamais rencontrée s’y écrase, des camions, des autobus, des cars y passent, des wagons de marchandises y passent et, comme si ça ne suffisait pas, un énorme paquebot comme le « Normandie », profitant de la nuit, est venu s’y mettre en cale sèche, et des milliers de marteaux frappent joyeusement sur sa coque qui demande à être réparée.

À ma fenêtre, une énorme cheminée vomit largement une fumée abondante; tout respire la générosité des forces des éléments et de la race humaine au travail.

Quant à ma chambre qu’on trouve si nue, des tentures descendues du plafond lui donnent un air de foire, les allées et venues y sont de plus en plus nombreuses. Tout le monde est animé; on ne peut faire un geste sans rencontrer un bras, une taille, et enfin, étant donné la faible lumière, et le grand nombre d’hommes et de femmes qui tous craignent la solitude, on arrive à participer à un emmêlement si dense et extraordinaire qu’on perd de vue ses petites fins personnelles… C’est la tribu, ressuscitée miraculeusement dans ma chambre, et l’esprit de la tribu, notre seul dieu, nous tient tous embrassés.

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