L'AVENTURE D'UN EMPLOYÉ
L'employé Gnei avait passé la nuit auprès d'une dame, et jolie. Lorsque, de bon matin, il sortit de chez elle, l'air, les couleurs d'un jour de printemps étaient là pour l'accueillir : limpides, vivifiants, neufs ; Gnei avait l'impression de marcher en musique.
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En somme, Enrico Gnei était, ce matin-là, un homme qui a goûté ce que la vie peut offrir de meilleur.
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Cette nuit sans sommeil, loin de lui peser, lui procurait une lucidité artificielle une excitation, non plus des sens, mais de l'esprit. Un souffle de vent, un bourdonnement, l'odeur d'un arbre étaient pour lui autant d'appels à la possession, à la jouissance ; il ne savait plus se résoudre à goûter la beauté avec un peu de discrétion.
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La ville était remuante et sonore, des éclairs dorés glissaient sur les vitrines, l'eau dansait sur les fontaines, les trolleys éparpillaient des grappes d'étincelles. Enrico Gnei allait, comme à la crête d'une vague, dans une alternance d'exaltation et de langueur.
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Gnei regarda l'heure : il était en retard ; il courut jusqu'au bureau.
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L'espoir inavoué de Gnei, ce matin-là, était qu'exaltation amoureuse et religion bureaucratique pussent se fondre, conjoindre leur ardeur, mêler leurs flammes ; hélas, la table de travail, l'éternelle chemise vert crasseux En instance lui rappelèrent cruellement le contraste entre la vertigineuse beauté qu’il contemplait naguère, et l'emploi du temps de toujours.
II allait et venait autour de son bureau, sans se résoudre à s’asseoir. Il était victime d'un soudain, d'un urgent élan d'amour pour sa dame. Il ne trouvait pas le repos.
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« Je suis là, dans votre bureau, parmi vous, oui, mais c'est ainsi que, tantôt, je me roulais dans certain lit ! »
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Le téléphone sonna. C'était le directeur.
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Et il voulait dire « Eh bien, quand doucement elle m'a demandé : Vous vous sauvez déjà? j'ai compris que je devais garder sa main, là, dans la mienne... »
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Il ne pouvait pas dire : « Jusqu'à ce que la porte se soit refermée sur nous deux, je n'étais pas tellement sûr... »
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Et il songeait : « Alors, j'ai bien vu qu'elle n'était pas ce que j’avais pensé, froide, dédaigneuse... »
Il raccrocha. Il avait le front mouillé de sueur. Il se sentait làs, brusquement, mort de sommeil. Il regrettait de n'avoir pas fait un saut jusqu'à la maison, le temps de prendre un bain, de se changer ; il était mal à l'aise dans son linge.
Il alla à la fenêtre ; elle ouvrait sur une cour cernée de hautes murailles avec tout un peuple de balcons, et on s'y serait cru en plein désert. Le ciel apparaissait, par-dessus les toitures, non plus limpide mais blême, comme brouillé d'une patine opaque ; Gnei sentait bien que, dans sa mémoire, une même patine opaque effaçait le moindre souvenir, la plus petite sensation ; il ne restait du soleil qu'une tache informe de lumière figée comme un sourd élancement de douleur.
- Italo Calvino